Face à l’actuelle pandémie de COVID-19, les gouvernements ont été amenés à prendre des mesures drastiques pour éviter, autant que faire se peut, la propagation du virus. Ces mesures, parmi lesquelles le confinement et la fermeture des frontières, ne seront pas sans conséquence sur le tissu économique mondial, et a fortiori français.
Selon les prévisions de la Coface en date du 6 avril, dans le cas du scénario central, à savoir un confinement prenant fin au deuxième trimestre en Europe et aux Etats-Unis, accompagné d’une reprise prudente de l’activité des entreprises et de la consommation et en l’absence de deuxième vague épidémique, on anticipe une augmentation du nombre de défaillance des entreprises de +25 % au niveau mondial.
Pour la France, cette hausse serait de l’ordre de +15 %, soit un nombre de défaillances entre 57 000 et 58 000 sur l’année[1].
Malgré les diverses mesures gouvernementales d’aides aux entreprises, il faut donc raisonnablement s’attendre à de nombreuses défaillances d’entreprises titulaires de contrats de la commande publique.
La plupart des sociétés titulaires d’un tel contrat ne manqueront pas d’avertir leur cocontractant public de l’existence de difficultés financières afin, éventuellement, de trouver une solution contractuelle (par exemple, par la conclusion d’un avenant modifiant les conditions de versement de la rémunération, ou par l’abandon de pénalités).
Toutefois, dans un tel cas, mieux vaut ne pas se faire surprendre : il convient donc d’anticiper au mieux la défaillance de son cocontractant (1) et de savoir comment réagir face à une telle défaillance (2).
Comment anticiper la défaillance de son cocontractant ?
● En tout premier lieu, il faut profiter de la période actuelle pour prendre le temps de procéder à l’inventaire des dossiers potentiellement « à risque », c’est-à-dire ceux dans lesquels l’administration (terme générique utilisé à dessein pour recouvrer un maximum d’hypothèses) pourrait être créditrice de son cocontractant privé.
Il en va ainsi, notamment, des cas dans lesquels la défaillance du cocontractant, en cours de contrat, pourrait causer un préjudice financier important à l’administration.
Par exemple :
- Les contrats en cours, pour lesquels la passation d’un marché de substitution causerait un surcoût important à l’administration ;
Il est intéressant de garder à l’esprit ici que l’article 6-2° de l’Ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 n’exclut la possibilité d’exécuter le marché de substitution aux frais et risques du titulaire que si ce dernier démontre « qu’il ne dispose pas des moyens suffisants ou que leur mobilisation ferait peser sur lui une charge manifestement excessive », cette dernière notion n’étant, par ailleurs, définie par aucun texte
Ainsi, si le cocontractant privé échoue à convaincre dans cette démonstration, le surcoût causé par la conclusion du contrat de substitution pourra être mis à sa charge.
- Des marchés « à prix forfaitaire dont l’exécution est en cours » et pour lesquels l’acheteur doit procéder « sans délai au règlement selon les modalités et pour les montants prévus par le contrat » même en l’absence de service fait, charge pour l’acheteur, par après, d’obtenir le remboursement du trop-versé (cf. art. 6-4° de l’Ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020) ;
L’administration va donc, dans cette situation, verser à son cocontractant une rémunération, pour des prestations non réalisées.
Si une procédure collective est ouverte à l’encontre du cocontractant, avant que ce dernier ait pu réaliser la prestation correspondant à la rémunération, il pourra, selon les cas, être difficile de récupérer les sommes ainsi trop-versées.
- Il en va de même, s’agissant de l’occupant domanial qui ferait l’objet d’une procédure collective après avoir bénéficié d’une période de suspension du versement de la redevance, prévue par l’article 20 de l’Ordonnance n° 2020-460 du 22 avril 2020, modifiant l’article 6 de l’Ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020
- Des marchés arrivés au stade de la procédure d’établissement des comptes, pour lesquels le décompte est pressenti pour être créditeur en faveur de l’acheteur (cela peut être le cas, notamment, en cas d’application de pénalités contractuelles) ;
Rappelons, là encore, que l’Ordonnance précitée n’exclut l’application de pénalités qu’en cas de démonstration, rapportée par le cocontractant, qu’il ne dispose pas des moyens suffisants pour exécuter le contrat dans les délais ou que l’exécution de celui-ci, dans les délais contractuels requis, ferait peser sur lui une charge « manifestement excessive ».
● Pour ces dossiers, il convient donc d’adopter une démarche proactive, en surveillant étroitement et régulièrement les informations disponibles sur la santé financière des cocontractants.
Ainsi, par exemple, les sociétés commerciales ont une obligation de dépôt de leurs comptes, lesquels sont consultables auprès des greffes des Tribunaux de Commerce dont ils dépendent, sauf si la société entre dans un cas lui permettant de bénéficier de la confidentialité de ses comptes.
En outre, le dépôt des comptes annuels et des documents connexes au Registre du Commerce et des Sociétés fait l’objet d’une publication au Bulletin officiel des annonces civiles et commerciales (BODACC). L’absence d’accomplissement de cette formalité peut donc constituer une première alerte.
● Enfin, et de plus en plus, des sociétés de recouvrement et/ou d’assurance-crédit offrent des prestations de collectes et d’analyse de données relatives à l’état de santé financier des entreprises, accessibles le plus souvent en ligne.
Ces données peuvent également constituer un indice, au surplus de ceux évoqués plus haut, permettant aux administrations d’effectuer un arbitrage éclairé sur les décisions à prendre, dans le contexte actuel, dans la conduite de leurs relations contractuelles.
Concrètement, il convient donc, a minima, de consulter régulièrement (tous les mois) les informations disponibles, en ligne, au registre du commerce et des sociétés (www.infogreffe.fr), au BODACC (www.bodacc.fr), et dans les bases de données des sociétés de recouvrement et/ou d’assurance-crédit, pour vos dossiers potentiellement sensibles.
[1] « Selon Julien Marcilly, chef économiste de la Coface, qui rappelle, qu’en 2009, ce nombre avait été de 63 000 » – https://www.usinenouvelle.com/editorial/covid-19-malgre-les-plans-de-soutien-les-faillites-pourraient-progresser-de-25-dans-le-monde.N950731
Que faire en cas de defaillance de mon cocontractant ?
La défaillance d’une société est généralement marquée par l’ouverture d’une procédure collective (sauvegarde, redressement ou liquidation judiciaire).
Si les juridictions de l’ordre judiciaire, dont les Tribunaux de commerce, sont actuellement fermées au public, elles ne cessent pas, pour autant, de fonctionner, notamment par le biais d’audiences dématérialisées[1].
Par conséquent, il n’est pas exclu que, même pendant l’état d’urgence sanitaire, des entreprises fassent l’objet de jugements en ouverture de procédure de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaire.
Si tel est le cas, il faut :
- D’une part, ne pas appliquer les éventuelles stipulations du contrat, prévoyant, dans un tel cas, la résiliation automatique du contrat
En effet, de telles clauses sont nulles (voir, par exemple, art. L. 622-13-I du Code de commerce pour la procédure de sauvegarde).
Le cocontractant serait alors fondé à demander l’annulation de la décision de résiliation, ainsi qu’une indemnisation du préjudice subi du fait de cette décision.
- Interroger l’administrateur de la société sur la poursuite du ou des contrats en cours, en cas de procédure de sauvegarde ou de redressement
● L’ouverture d’une procédure collective (sauvegarde, redressement ou liquidation) n’entraîne pas automatiquement la résiliation du contrat, de sorte qu’il se poursuit, par principe.
L’administration ne peut donc pas tirer prétexte d’une telle procédure pour résilier directement le contrat.
● En matière de sauvegarde, il revient à l’administrateur de se prononcer sur le sort du contrat : poursuite ou résiliation (cf. art. L. 622-13 du Code de commerce).
Si ce dernier ne se prononce pas dans le délai d’un mois à compter de la réception de la mise en demeure, ou s’il se prononce, dans ce délai, en défaveur de la poursuite du contrat, celui-ci est résilié de plein droit, à l’expiration du délai, sans indemnité.
Bien que cette mise en demeure ne soit pas obligatoire dans le cadre d’une procédure de sauvegarde, il est recommandé de faire usage de cette procédure, afin d’être rapidement fixé sur l’avenir du contrat et, ainsi, de pouvoir prendre rapidement les mesures permettant de faire face à l’éventuelle défection du cocontractant, notamment si la prestation en cause est importante pour le fonctionnement de l’administration.
En tout état de cause, l’administrateur dispose également de la faculté de demander directement au juge-commissaire du Tribunal de commerce de prononcer la résiliation du contrat. Celle-ci sera prononcée si « elle ne porte pas une atteinte excessive aux intérêts du cocontractant » (cf. L. 622-13-IV du Code de commerce).
L’administration peut donc défendre à cette procédure, pour tenter de s’opposer à la résiliation du contrat. Cela peut être une option viable s’il existe de fortes chances que l’état de santé financier de la société en cause s’améliore.
● Dans le cas de la procédure de redressement judiciaire : la société titulaire d’un marché public ou d’un contrat de concession doit informer « sans délai » l’administration de cette procédure (cf. art. L. 2195-4 du code de la commande publique).
A défaut, la société titulaire s’expose à une résiliation sans indemnité, en raison du manquement fautif du titulaire à cette obligation (cf. art. L. 2195-4 et L. 3136-4 du Code de la commande publique).
Une fois informée, l’administration peut alors mettre en œuvre la procédure prévue par l’article L. 622-13 du Code de commerce (sur renvoi de l’article L. 631-14 du Code de commerce), à savoir mettre en demeure l’administrateur de se prononcer sur le sort du contrat.
● Enfin, en cas de liquidation judiciaire, le titulaire du contrat doit, là encore, en informer l’administration.
L’acheteur adresse ensuite une mise en demeure au liquidateur de se prononcer sur la poursuite de l’exécution du contrat.
Le marché sera résilié, sans indemnité si, après mise en demeure du liquidateur, dans les conditions prévues à l’article L. 641-11-1 du Code de commerce, ce dernier indique tacitement (en l’absence de réponse dans les délais requis) ou expressément, ne pas reprendre les obligations du titulaire.
[1] https://www.lavoixdunord.fr/733833/article/2020-03-31/vide-par-le-covid-19-le-tribunal-de-commerce-lille-metropole-continue
Reste à savoir si ce délai d’un mois, dans lequel l’administrateur ou le liquidateur doit se prononcer sur le sort du contrat, entre dans le champ d’application de l’article 2 de l’Ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020.
Si tel est le cas, l’administrateur ou le liquidateur disposerait d’un délai d’un mois, à compter du 24 juin 2020, pour se prononcer sur le sort du contrat (délai d’un mois à compter de la date de cessation de l’état d’urgence sanitaire – cf. art. 1er de l’Ordonnance du 25 mars 2020 précitée).
Partant, en cas de silence de l’administrateur ou du liquidateur, le contrat ne serait résilié de plein droit qu’à compter du 24 juillet 2020.
Dans l’intervalle, le contrat devrait donc se poursuivre, et, si le cocontractant n’était pas en mesure d’exécuter ses obligations, il y aurait alors lieu d’appliquer le régime prévu par l’article 6 de l’Ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 (à savoir suspension, ou résiliation partielle, ou totale, du marché).
- Enfin, il ne faut pas oublier de déclarer sa créance
● En effet, le créancier public est tenu de déclarer sa créance auprès du mandataire ou du liquidateur judiciaire (l’article L. 622-24 du Code de commerce vise bien « tous les créanciers (…) à l’exception des salariés »).
Aucune exception à ce régime ne résulte de la nature publique de la créance.
● Les créances doivent, en général, être déclarées dans le délai de deux mois à compter de la publication du jugement d’ouverture de la procédure collective au BODACC (articles L. 622-24 et R. 622-24 du Code de commerce).
Toutefois, il faut prendre garde aux délais spécifiques, instaurés par les dispositions de l’article R. 622-21 du Code de commerce : en cas de résiliation de plein droit du contrat (c’est-à-dire dans le cas où l’administrateur est mis en demeure de se prononcer sur le sort du contrat, et ne répond pas, ou négativement), le délai de déclaration de créance est d’un mois, à compter de la résiliation de plein droit.
A défaut de déclaration dans les délais, le créancier est considéré comme forclos, c’est-à-dire que sa créance ne sera pas inscrite au passif de la société et qu’elle ne pourra pas être réglée dans le cadre de la procédure, le cas échéant, si les fonds le permettent (article L.622-26 du Code de commerce.
Il ne fait toutefois aucun doute que ce délai entre dans le champ d’application de l’article 2 de l’Ordonnance n° 2020-306 précitée, de sorte que si un jugement de redressement ou de liquidation judiciaire venait à être publié au BODACC entre le 12 mars et le 24 juin 2020, le créancier public disposera d’un délai expirant au 24 août 2020 pour déclarer sa créance.
● Selon les dispositions de l’article L. 2343-1 du Code général des collectivités territoriales, et la jurisprudence de la Cour de Cassation (voir, par exemple, 12 juin 2011, n° 98-17.961), seul le comptable public est compétent pour déclarer la créance d’une personne publique.
Il est donc impératif que la déclaration de créance soit signée par le comptable public.
● La déclaration de créance peut se faire par tout moyen : le Code de commerce ne prescrit aucune obligation formelle.
En effet, les dispositions de l’article L. 622-25 du Code de commerce ne fixent que le contenu matériel de la déclaration.
Le fax a déjà été jugée comme étant un moyen de déclaration suffisant (Cf. Cour de Cassation, 17 décembre 2003, n° 01-10.692) et, dans les conditions actuelles, il serait étonnant que le courriel ne soit pas admis.
Cela étant, la lettre avec demande d’accusé de réception, de par sa date certaine, est la forme à privilégier évidemment, et ce d’autant plus qu’il est désormais possible d’envoyer des lettres recommandées dématérialisées.
● La déclaration doit comprendre l’ensemble des créances dues ou à devoir par le débiteur (article L.622-26 du Code de commerce).
La personne publique doit ainsi déclarer également les créances potentielles, c’est-à-dire même non certaines, liquides et exigibles à la date du jugement de redressement ou de liquidation judiciaire.
Ces créances potentielles sont déclarées sur la base d’une évaluation, arrêtée par l’ordonnateur (art. L. 622-24 du Code de commerce).
Il est donc recommandé de faire signer la déclaration de créance par le comptable public et l’ordonnateur, lorsqu’elle intègre des créances potentielles.
Kévin Holterbach
Avocat au Barreau de Lille